vendredi 8 août 2014

Deleuze et Israël (1983)

Il faut relire ceux qui nous ont donné à penser et dont on s'acharne à oublier les enseignements, plus de 30 ans après ! Jean-Pierre Dacheux

Gilles Deleuze sur Israël et la Palestine dans "Deux régimes de fous" (1983). Le 3 août 2014.Par Yvan Najiels - Mediapart.fr

Voilà ce que Gilles Deleuze écrivait à propos de la création de l'état israélien sur le dos des Palestiniens dans son recueil de textes publié chez Minuit en 1983, Deux régimes de fous. Ce texte garde toute sa pertinence. Il illustre notamment très bien l'obscénité de celles et ceux, nombreux hélas, qui crient à l'antisémitisme (pas moins !) pour faire taire (parfois avec le concours de nervis de la LDJ) l'expression du soutien à la résistance palestinienne.

" Dʼun bout à lʼautre, il sʼagira de faire comme si le peuple palestinien, non seulement ne devait plus être, mais nʼavait jamais été. Les conquérants étaient de ceux qui avaient subi eux-mêmes le plus grand génocide de lʼhistoire. De ce génocide, les sionistes avaient fait un mal absolu. Mais transformer le plus grand génocide de lʼhistoire en mal absolu, cʼest une vision religieuse et mystique, ce nʼest pas une vision historique. Elle nʼarrête pas le mal ; au contraire, elle le propage, elle le fait retomber sur dʼautres innocents, elle exige une réparation qui fait subir à ces autres une partie de ce que les juifs ont subi (lʼexpulsion, la mise en ghetto, la disparition comme peuple). Avec des moyens plus« froids » que le génocide, on veut aboutir au même résultat.

Les USA et lʼEurope devaient réparation aux juifs. Et cette réparation, ils la firent payer par un peuple dont le moins quʼon puisse dire est quʼil nʼy était pour rien, singulièrement innocent de tout holocauste et nʼen ayant même pas entendu parler. Cʼest là que le grotesque commence, aussi bien que la violence. Le sionisme, puis lʼEtat dʼIsraël exigeront que les Palestiniens les reconnaissent en droit. Mais lui, lʼEtat dʼIsraël, il ne cessera de nier le fait même dʼun peuple palestinien. On ne parlera jamais de Palestiniens, mais dʼArabes de Palestine, comme sʼils sʼétaient trouvés là par hasard ou par erreur. Et plus tard, on fera comme si les Palestiniens expulsés venaient du dehors, on ne parlera pas de la première guerre de résistance quʼils ont menée tout seuls. On en fera les descendants dʼHitler, puisquʼils ne reconnaissaient pas le droit dʼIsraël. Mais Israël se réserve le droit de nier leur existence de fait. Cʼest là que commence une fiction qui devait sʼétendre de plus en plus, et peser sur tous ceux qui défendaient la cause palestinienne. Cette fiction, ce pari dʼIsraël, cʼétait de faire passer pour antisémites tous ceux qui contesteraient les conditions de fait et les actions de lʼEtat sioniste. Cette opération trouve sa source dans la froide politique dʼIsraël à lʼégard des Palestiniens.

Israël nʼa jamais caché son but, dès le début : faire le vide dans le territoire palestinien. Et bien mieux, faire comme si le territoire palestinien était vide, destiné depuis toujours aux sionistes. Il sʼagissait bien de colonisation, mais pas au sens européen du XIX° siècle : on nʼexploiterait pas les habitants du pays, on les ferait partir. Ceux qui resteraient, on nʼen ferait pas une main-dʼoeuvre dépendant du territoire, mais plutôt une main-dʼoeuvre volante et détachée, comme si cʼétaient des immigrés mis en ghetto. Dès le début, cʼest lʼachat des terres sous la condition quʼelles soient vides dʼoccupants, ou vidables. Cʼest un génocide, mais où lʼextermination physique reste subordonnée à lʼévacuation géographique : nʼétant que des Arabes en général, les Palestiniens survivants doivent aller se fondre avec les autres Arabes. Lʼextermination physique, quʼelle soit ou non confiée à des mercenaires, est parfaitement présente. Mais ce nʼest pas un génocide, dit-on, puisquʼelle nʼest pas le « but final » : en effet, cʼest un moyen parmi dʼautres. La complicité des Etats-Unis avec Israël ne vient pas seulement de la puissance dʼun lobby sioniste. Elias Sanbar a bien montré comment les Etats-Unis retrouvaient dans Israël un aspect de leur histoire : lʼextermination des Indiens, qui, là aussi, ne fut quʼen partie directement physique. il sʼagissait de faire le vide, et comme sʼil nʼy avait jamais eu dʼIndiens, sauf dans des ghettos qui en feraient autant dʼimmigrés du dedans. A beaucoup dʼégards, les Palestiniens sont les nouveaux Indiens, les Indiens dʼIsraël. Lʼanalyse marxiste indique les deux mouvements complémentaires du capitalisme : sʼimposer constamment des limites, à lʼintérieur desquelles il aménage et exploite son propre système ; repousser toujours plus loin ces limites, les dépasser pour recommencer en plus grand ou en plus intense sa propre fondation. Repousser les limites, cʼétait lʼacte du capitalisme américain, du rêve américain, repris par Israël et le rêve du Grand Israël sur territoire arabe, sur le dos des Arabes."

URL source: http://blogs.mediapart.fr/blog/yvan-najiels/030814/gilles-deleuze-sur-israel- et-la-palestine-dans-deux-regimes-de-fous-1983
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Gaza : que fait l'Europe ?


Rien à ajouter...
L'Eu­rope prend ses va­cances. Est-ce ceci qui ex­plique le si­lence ter­ri­fiant qui ré­pond à la ter­reur qui frappe les ha­bi­tants de Gaza et que l'ar­rêt mo­men­tané des hos­ti­li­tés n'ef­fa­cera pas ?
Rien ne peut jus­ti­fier que 100 vic­times tombent en quelques heures, et près de deux mil­liers en quelques se­maines, que des hommes, des femmes, des en­fants, pris au piège de ce ghetto, fuient dans toutes les di­rec­tions comme des ani­maux apeu­rés sans trou­ver d'is­sues puisque tout est contrôlé, fermé, as­siégé, bom­bardé. Plus de cen­trale élec­trique, plus d'eau, bien­tôt plus de soins mé­di­caux, plus de nour­ri­ture. Si l'ar­mée is­raé­lienne ca­resse le rêve meur­trier et illu­soire de « cas­ser » le Hamas, elle se moque ab­so­lu­ment des ra­vages cau­sés à une po­pu­la­tion qu'elle a cessé de consi­dé­rer comme ses fu­turs voi­sins, et peut-être même comme ap­par­te­nant à la même hu­ma­nité que les Is­raé­liens.
Le si­lence eu­ro­péen prend d'au­tant plus de re­lief que l'on a sous nos yeux un élé­ment de com­pa­rai­son : les me­sures prises contre la Rus­sie. Me­sures très pru­dentes mais me­sures quand même alors que l'Union eu­ro­péenne et l'al­lié amé­ri­cain se contentent de mots quand il s'agit de la Pa­les­tine. Re­gret­ter la vio­lence mais ne ja­mais contraindre les au­to­ri­tés is­raé­liennes, telle semble être la po­li­tique en vi­gueur.
Il est temps de me­su­rer les di­men­sions du crime qui est en train de se com­mettre sous nos yeux. Il est temps de com­prendre que l'Union eu­ro­péenne ne s'exo­né­rera pas de ses res­pon­sa­bi­li­tés en payant, une nou­velle fois, la re­cons­truc­tion d'in­fra­struc­tures aus­si­tôt dé­truites. Notre ar­gent ne nous em­pê­chera pas d'être consi­dé­rés comme com­plice de ce que nous au­rions pu em­pê­cher, tout sim­ple­ment parce que notre ar­gent n'est pas l'éta­lon qui dé­ter­mine le prix des vies hu­maines per­dues à Gaza.
La France et le Royaume-Uni, membres de droit du Conseil de sé­cu­rité doivent, à dé­faut des Etats-Unis, sai­sir les Na­tions unies d'une ré­so­lu­tion contrai­gnante et, sous peine de sanc­tions, im­po­sant un ces­sez-le-feu, le re­trait des troupes is­raé­liennes de Gaza, l'en­voi d'une force d'in­ter­po­si­tion et de pro­tec­tion du peuple pa­les­ti­nien, et la fin du blo­cus aé­rien, ma­ri­time et ter­restre de ce ter­ri­toire. L'Union eu­ro­péenne doit sus­pendre l'ac­cord d'as­so­cia­tion qui la lie à Israël.
Que la Pa­les­tine soit, enfin, re­con­nue comme un membre à part en­tière de l'ONU et que le Conseil de sé­cu­rité dé­cide de sai­sir sans plus de dé­lais la Cour pé­nale in­ter­na­tio­nale pour que les au­teurs et res­pon­sables de tous les crimes de guerre com­mis aient à rendre compte de­vant la jus­tice.
Mi­chel Tu­biana, président du REMDH, et Karim La­hidji, président de la FIDH
Libération, 8 août 2014

dimanche 6 avril 2014

Pierre Rhabi et la décroissance.

 

Pierre Rhabi est un philosophe mais il n'est pas un doctrinaire. C'est un praticien. Depuis sa ferme de Monchamp, il incarne ce qu'il pense dans et sur un territoire rocailleux depuis bientôt cinquante ans. L'agroécologie qu'il préconise, il la met en action. Il est radicalement « non-capitaliste ». L'avidité et l'insatiabilité lui semblent des travers dont souffre l'humanité tout entière. « Toujours plus ne génère pas de la joie » dit-il.

La décroissance dont parle Rhabi n'a rien de subversif, c'est une lucidité. La planète est limitée et le « système duel » (repus/affamés) est une guerre économique qui ne peut déboucher que sur la guerre tout court. Ce qui est subversif, ce n'est pas l'intention des écoagriculteurs, c'est la réalité qui, peu à peu, lentement, irréversiblement, bouleverse les affirmations péremptoires des maîtres du pouvoir, un pouvoir qui ne mord plus sur le quotidien des peuples.

On a toujours présenté la révolution comme une contestation violente et comme un renversement des gouvernements par la force. Pierre Rhabi ne se situe pas parmi les tenants de cette révolution-là qui connaît soit l'échec de ses moyens, soit, pire, l'échec de ses objectifs quand celui qui renverse les tyrans devient un tyran. « La colère ne doit pas blesser les autres » affirme encore Pierre Rhabi. La prise de conscience de notre inconscience est seule à même de retourner la logique qui nous détruit.

La conquête est illusoire. Se penser humain n'est pas s'investir dans un territoire à dominer, à occuper et à défendre. La concentration des avoirs entre les mains de 1300 milliardaires engendre le malheur. Comme depuis des siècles et des siècles, l'injustice produit des conflits meurtriers, de plus en plus meurtriers. C'est pourquoi l'écologie mise en œuvre tout de suite, sans attendre l'autorisation de quiconque est la seule voie de changement ouverte.

Au primat absolu de l'économie, Pierre Rhabi oppose le réalisme de la bio-économie et se réfère à Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994) qui n'a cessé d'annoncer que la croissance indéfinie et sans contenu ne conduisait qu'à des excès temporaires, ravageurs à échelle historique. Cette évidence que de nombreux penseurs ont décrite dans de multiples livres est rejetée par la plupart des politiques comme un rejet du progrès humain.

Les techniques n'ont pas d'autonomie de développement. Elles sont voulues et déployées par des cerveaux humains. Les technologies mises au service du vivre ensemble sur une même terre peuvent s'avérer positives ou pas. Pierre Rhabi propose « une posture », un art de vivre, une vigilance éthique (« on peut faire manger bio et exploiter son prochain » dit-il). Son approche du monde sans compétitivité mais avec créativité est sans agressivité mais exige une coopération permanente à laquelle nous ne sommes pas éduqués.

C'est une manière de révolution culturelle non violente à laquelle nous sommes invités par tous les « colibris » du monde, à l'instar de ces oiseaux si nombreux, si petits, si actifs, si présents et si efficaces. Plus encore que la lutte des classes qui oppose victimes et exploiteurs, le recours immédiat à des moyens adaptés aux fins auxquelles aspirent les humains peut inverser la logique mortelle à laquelle nous souscrivons à regret mais par résignation.



Pierre Rhabi est un utopiste concret.