lundi 24 octobre 2011

Quelle révolution énergétique ?

Sabine Rabourdin

L'actualité d'Ivan Illich est mise en valeur par Sabine Rabourdin qui expose, clairement, pourquoi nous devons effectuer une "révolution énergétique". Toute politique qui n'en tiendrait pas compte est vouée à l'échec.

"De tout temps, l'homme a été avide d'énergie pour satisfaire ses besoins... sans trop utiliser la sienne ! De la maîtrise du feu au paléolithique à la non-maîtrise du nucléaire à Fukushima, le rapport de l'homme à l'énergie fut toujours placé sous le signe de la domination, économique, sociale ou politique. Or, il est clair aujourd'hui que la course à la puissance énergétique est indissociable du chronomètre de la Terre et de la manière dont les hommes sauront prendre en compte ses limites." Dans son dernier ouvrage "Vers une nouvelle révolution énergétique ?" (Edition Le Cavalier Bleu), l'ingénieur en énergie Sabine Rabourdin dresse un bilan de la situation énergétique, expose les options qui nous sont aujourd'hui offertes et décrit ce qui, après le feu et la machine à vapeur, apparaît comme une troisième "révolution énergétique" à venir.

Vous parlez dans votre ouvrage d'une crise de la dépendance à une trop grande quantité d'énergie. Pourquoi ? Quelles conséquences risquent d'être induites par cette crise ?

Depuis deux siècles, plus précisément depuis la révolution industrielle et la course à la croissance, la société moderne occidentale s'érige en prenant appui sur les ressources énergétiques d'origine fossile : charbon, pétrole, gaz. Elle en est devenue totalement dépendante. La raréfaction de ces ressources va nécessairement induire un tremblement de terre sur ces bases. Il faut d'ailleurs en parler au présent, puisque nous sommes en train de vivre ce "tremblement de terre", la crise économique et les guerres du pétrole en sont les corolaires. Le risque principal concerne la rapidité du changement, car il faut du temps pour ériger de nouvelles bases. Devant l'urgence, c'est souvent le conflit qui prime. Néanmoins, en dehors de ces risques de conflit (pour s'approprier les dernières ressources), cette crise peut permettre l'émergence d'une nouvelle relation à l'énergie, qui pourra se révéler très positive.

Après le feu et la machine à vapeur, une troisième "révolution énergétique" est selon vous nécessaire et inéluctable. Sera-t-elle dans la lignée des précédentes ou à contre-courant et sur quelles voies est-il possible de construire la transition vers cette nouvelle "révolution énergétique" ?

La nouvelle relation à l'énergie sera forcément à contre-courant puisqu'elle ne pourra s'appuyer sur des ressources fossiles bon marché : en ce sens, ce sera une révolution. La société devra enfin prendre conscience de la finitude des ressources et redécouvrira la valeur de la sobriété. Ce mot peut avoir une connotation négative, qui renvoie dans l'imaginaire à l'impression de manque, c'est un malentendu. Car la sobriété désigne la capacité d'estimer ses besoins et d'y répondre en s'ajustant aux limites. C'est une nouveauté effectivement pour notre société que de se poser des limites de consommation, mais c'est aussi une perspective qui peut se révéler très stimulante. Elle permet de se ressaisir de la question des besoins et de reposer un rapport au temps et à la nature plus cohérent. Au niveau stratégique, c'est une multitude de possibilités qui redessinent un nouveau paysage social et technologique : pour un pays comme la France, je vous suggère de regarder le dernier scenario négaWatt, qui détaille les objectifs et mesures de la transition énergétique en s'appuyant prioritairement sur la sobriété et l'efficacité.

D'autre part, la réponse aux besoins se fera en priorisant bien sûr les ressources non fossiles, mais également en s'appuyant sur les réseaux. Nous sommes passés dans l'ère des réseaux sur le plan des technologies de l'information et de la communication, c'est une caractéristique de notre époque. Ce doit l'être également sur le plan énergétique. Les réseaux de distribution d'énergie permettent la décentralisation et le recours aux énergies renouvelables. Pour être plus concrète, citons le "foisonnement" qui en connectant les lieux de production d'énergie sur un territoire, permet par exemple à l'éolien de prendre le relais du solaire au moment des fluctuations météorologiques. Enfin, la décentralisation devra s'appuyer sur une prise de participation des populations, en faisant des collectivités locales et des habitants les investisseurs de leurs moyens de production. C'est à cette condition qu'ils sauront mieux connaître leurs besoins et leurs limites. C'est sans doute le point le plus délicat à l'heure où les capitaux sont encore très centralisés.

Vous citez Ivan Illich, selon qui la surabondance d'énergie mène à l'exploitation et accentue les inégalités au sein d'une société. Plutôt qu'un développement de l'accès à l'énergie des pays du Sud par une valorisation de leurs ressources locales, la solution résiderait selon vous dans l'imposition d'une limite à la consommation d'énergie par personne, d'un quota d'énergie acceptable, condition d'harmonisation des rapports humains. Pourquoi ?

La valorisation des ressources énergétiques locales des pays du Sud est nécessaire et utile. A condition que les habitants s'approprient les retombées économiques et énergétiques de cette exploitation. Mais il faut également recourir à une limite à la consommation d'énergie par personne, si l'on veut aboutir à une redistribution égalitaire de ces ressources. Ivan Illich a travaillé à l'élaboration de ce seuil, comme aux autres seuils qu'il a définis pour d'autres domaines (santé, éducation, déplacement), et plusieurs organismes s'intéressent à cette question du quota d'énergie, notamment ceux qui travaillent sur le changement climatique, où s'impose également un seuil limite d'émissions d'équivalent CO2 qui est en corrélation avec la consommation d'énergie.

Vous expliquez que les sociétés humaines s'organisent en fonction de l'énergie. Si la capacité des pays riches à relever les défis du développement durable reste à prouver après l'échec notamment de la conférence de Copenhague en 2010, peut-on penser que les pays du Sud privilégieront des modes de développement alternatifs sur les plans énergétiques et sociétaux ?

L'échec de Copenhague est avant tout politique, il ne reflète pas l'intérêt des populations du Sud pour les modes de développement alternatifs, qui les concernent prioritairement. Ils sont les premiers à être touchés par les conséquences écologiques (écosystèmes, santé, changement climatique) de la consommation et par l'augmentation du coût du pétrole et des autres ressources non renouvelables. Ces populations s'intéressent donc aux alternatives, et la sobriété leur est bien plus familière qu'à nous. Mais leurs Etats ont emprunté la voie du développement économique et industriel qui est une réponse adaptée à la mondialisation économique. Le charbon risque alors en effet d'être leur solution à moyen-terme. Sauront-ils préserver ces ressources et trouver un modèle plus sobre et moins polluant ? L'un des enjeux de la "révolution énergétique se joue ici", en particulier pour la Chine et l'Inde, qui possèdent de grandes réserves de charbon. La question est d'autant plus pertinente que ce sont des pays parmi les plus en pointe des technologies vertes dans le domaine énergétique.

L'Union européenne vous semble-t-elle mener une politique énergétique efficace ?

L'Union européenne pourrait être encore plus ambitieuse sur sa politique énergétique ! Elle s'appuie encore trop sur les pays exportateurs d'énergies fossiles comme la Russie ou les pays du Sud de la Méditerranée, en cherchant à construire plus de gazoducs. Le projet de gazoduc Nabucco reliant l'Iran à l'Europe centrale, s'étalera sur plus de 3000 km, pour un coût de 12 à 15 milliards d'euros. Pourtant les réserves de ces pays déclineront avec l'augmentation de la demande intérieure.

L'Europe s'inquiète pour sa sécurité énergétique et cherche à garantir une certaine stabilité des prix, mais elle ne mise pas autant qu'il le faudrait sur la production locale renouvelable et les mesures d'efficacité/sobriété. 20% d'efficacité énergétique en Europe d'ici 2020 équivaut à l'approvisionnement de quinze gazoducs Nabucco ! Les Etats membres gagneraient aussi à coordonner leur politique énergétique extérieure, pour stimuler le développement de technologies "vertes" par les populations locales, c'est aussi une manière d'accompagner les changements démocratiques au sud de la Méditerranée.

samedi 22 octobre 2011

L’utopie écosocialiste : éléments pour y comprendre quelque chose !

L'écologie sauvera-t-elle le socialisme ? Ne n'est pas si simple que ça ! Commençons par comprendre ce que disent les écosocialistes, notamment Michaël Lowÿ. Pour ceux qui se sentent plutôt socioécolos, la socio-écologie est moins ambiguë !


Comme l’on sait, le mot utopie vient du livre de Thomas More, Utopia (1500) — du grec u-topos, « nulle part » — décrivant une île imaginaire, où les êtres humains vivent en une société harmonieuse. C’est le sociologue Karl Mannheim qui a donné sa formulation « classique » — et encore aujourd’hui la plus pertinente — de l’utopie : toutes les représentations, aspirations ou images de désir, qui s’orientent vers la rupture de l’ordre établi et exercent une « fonction subversive » [1].
La typologie de Mannheim permet d’éviter certains conceptions trop étroites, ou trop vagues, qui font de l’utopie un rêve irréaliste ou irréalisable : comment savoir d’avance quelles aspirations seront ou non « réalisables » à l’avenir ? L’abolition de l’esclavage était-elle considéré comme « réaliste » au XVIIesiècle ? La démocratie n’apparaissait-elle pas comme une utopie « irréaliste » au milieu du XVIIIe siècle ?
Avec Ernst Bloch, l’utopie est déplacée de l’imaginaire spatial vers le mouvement temporel. Pour le philosophe de l’espérance, l’utopie c’est tout d’abord un rêve évéillé orienté vers l’avenir, un paysage de désir. L’objet du rêve et du désir c’est un non-encore-être, qui se trouve dans la réalité elle-même comme tendance ou latence. L’utopie, en d’autres termes est l’anticipation d’une monde non-encore-devenu mais ardemment désiré. Grâce au marxisme, on passe des utopies purement imaginaires, encore abstraites, à une utopie concrète, enracinée dans les contradictions de la réalité.
L’écosocialisme est une utopie dans ce sens, une utopie fondée sur la conviction que « un autre monde est possible », un monde qui n’existe nulle part, ou pas encore. Qu’est-ce donc l’écosocialisme ? Il s’agit d’un courant de pensée et d’action écologique qui fait siens les acquis fondamentaux du socialisme — tout en le débarrassant de ses scories productivistes. Pour les écosocialistes la logique du marché et du profit — de même que celle de l’autoritarisme bureaucratique de feu le « socialisme réel » — sont incompatibles avec les exigences de sauvegarde des équilibres écologiques.
La crise écologique planétaire a atteint un tournant decisif avec le phénomène du changement climatique, provoqué, comme on le sait, par les gaz à effet de serre émis par la combustion des énérgies fossiles (charbon, pétrole). Il y a moins de deux ans, le Réseau Ecosocialiste International publiait un Manifeste sur le changement climatique, à l’occasion du Forum Social Mondial de Belem do Para, Brésil (janvier 2009) ; ce document déclarait :

« Un réchauffement global laissé sans contrôle exercera des effets dévastateurs sur l’humanité, la faune et la flore. Les rendements des récoltes chuteront radicalement, menant à la famine sur une large échelle. Des centaines de millions de personnes seront déplacées par des sécheresses dans certains secteurs et par la montée du niveau des océans dans d’autres régions. Une température chaotique et imprévisible deviendra la norme. »

Il suffit d’ouvrir les journaux aujourd’hui pour comprendre que cette phrase doit être corrigée et les verbes situées dans le temps présent. À partir d’un certain niveau de la température — six degrés par exemple — la terre sera-t-elle encore habitable par notre espèce ? Malheureusement, nous ne disposons pas en ce moment d’une planète de réchange dans l’univers connu des astronomes…
Qui est responsable de cette situation, inédite dans l’histoire de l’humanité ? C’est l’Homme, nous répondent les scientifiques. La réponse est juste, mais un peu courte : l’homme habite sur Terre depuis des millénaires, la concentration de CO2a commencé à devenir un danger depuis quelques décénies seulement. En tant que éco-socialistes, nous répondons ceci : la faute en incombe au système capitaliste, à sa logique absurde et irrationnelle d’expansion et accumulation à l’infini, son productivisme obsédé par la recherche profit. L’utopie écosocialiste s’est constitué comme une réponse radicale face à la dynamique destructrice du capital.
Ce courant est loin d’être politiquement homogène, mais la plupart de ses répresentants partage certains thèmes communs. En rupture avec l’idéologie productiviste du progrès — dans sa forme capitaliste et/ou bureaucratique — et opposé à l’expansion à l’infini d’un mode de production et de consommation destructeur de la nature, il représente une tentative originale d’articuler les idées fondamentales du marxisme avec les acquis de la critique écologique.
James O’ Connor définit comme écosocialistes les théories et les mouvements qui aspirent à subordonner la valeur d’échange à la valeur d’usage, en organisant la production en fonction des besoins sociaux et des exigences de la protection de l’environnement. Leur but, un socialisme écologique, serait une société écologiquement rationnelle fondée sur le contrôle démocratique, l’égalité sociale, et la prédominance de la valeur d’usage [2]. J’ajouterais que : a) cette société suppose la propriété collective des moyens de production, une planification démocratique qui permette à la société de définir les buts de la production et les investissements, et une nouvelle structure technologique des forces productives ; b) l’écosocialisme serait un système basé non seulement sur la satisfaction des besoins humains démocratiquement déterminés mais aussi sur la gestion rationnelle collective des échanges de matières avec l’environnement, en respectant les écosystèmes.
L’écosocialisme développe donc une critique de la thèse de la « neutralité » des forces productives qui a prédominé dans la gauche du 20e siècle, dans ses deux versants, social-démocrate et communiste soviétique. Cette critique, pourrait s’inspirer, à mon avis, des remarques de Marx sur la Commune de Paris : les travailleurs ne peuvent pas s’emparer de l’appareil d’Etat capitaliste et le mettre à fonctionner à leur service. Ils doivent le « briser » et le remplacer par un autre, de nature totalement distincte, une forme non-étatique et démocratique de pouvoir politique.
Le même vaut, mutatis mutandis, pour l’appareil productif : par sa nature, et sa structure, il n’est pas neutre, mais au service de l’accumulation du capital et de l’expansion illimitée du marché. Il est en contradiction avec les impératifs de sauvegarde de l’environnement et de santé de la force de travail. Il faut dont le « révolutionnariser », en le transformant radicalement. Cela peut signifier, pour certaines branches de la production — les centrales nucléaires par exemple — de les « briser ». En tout cas, les forces productives elles-mêmes doivent être profondément modifiées. Certes, des nombreux acquis scientifiques et technologiques du passé sont précieux, mais l’ensemble du système productif doit être mis en question du point de vue de sa compatibilité avec les exigences vitales de préservation des équilibres écologiques.
Cela signifie tout d’abord une révolution énergétique : le remplacement des énergies non-renouvelables et responsables de la pollution, l’empoisonnement de l’environnement et le réchauffement de la planète — charbon, pétrole et nucléaire — par des énergies « douces » « propres » et renouvelables (eau, vent, soleil) ainsi que la réduction drastique de la consommation d’énergie (et donc des émissions de CO2).
Mais c’est l’ensemble du mode de production et de consommation — fondé par exemple sur la voiture individuelle et d’autres produits de ce type — qui doit être transformé, avec la suppression des rapports de production capitalistes. Bref, il s’agit d’un changement du paradigme de civilisation, — qui concerne non seulement l’appareil productif et les habitudes de consommation, mais aussi l’habitat, la culture, les valeurs, le style de vie — et de la transition vers une nouvelle société. Une société où la production sera démocratiquement planifiée par la population ; c’est à dire, où les grands choix sur les priorités de la production et de la consommation ne seront plus décidées par une poignée d’exploiteurs, ou par les forces aveugles du marché, ni par une oligarchie de bureaucrates et d’experts, mais par les travailleurs et les consommateurs, bref, par la population, après un débat démocratique et contradictoire entre différentes propositions, en fonction de deux critères essentiels : la préservation des équilibres écologiques et la satisfaction des bésoins essentiels.
Oui, nous répondra-t-on, elle est sympathique cette utopie, mais en attendant, faut-il rester les bras croisés ? Certainement pas ! Il faut mener bataille pour chaque avancée, chaque mesure de réglementation des émissions de gaz à effets de serre, chaque action de défense de l’environnement.
Le combat pour des réformes éco-sociales peut être porteur d’une dynamique de changement, à condition qu’on refuse les arguments et les pressions des interêts dominants, au nom des « règles du marché », de la « compétitivité » ou de la « modernisation ». Chaque gain dans cette bataille est précieux, non seulement parce qu’il ralentit la course vers l’abîme, mais parce qu’ils permet aux individus, hommes et femmes, notamment aux travailleurs et aux communautés locales, plus particulièrement paysannes et indigènes, de s’organiser, de lutter et de prendre conscience des enjeux du combat, de comprendre, par leur expérience collective, la faillite du système capitaliste et la nécessité d’un changement de civilisation.
Des mobilisations comme celle de Copenhagen en décembre 2009, à l’occasion du Sommet international sur le changement climatique, avec des dizaines de miliers de personnes unies autour de l’exigence « Changeons le système, pas le climat », sont un autre exemple important. Seulement deux gouvernements répresentés à Copenhagen se sont solidarisés avec les mouvements protestataires : celui d’Evo Morales (Bolivie) et celui de Chavez (Venezuela). Evo Morales déclarait en 2007 : « Le monde souffre d’une fièvre provoquée par le changement climatique, et la maladie est le modèle capitaliste de développement. » C’est lui qui va convoquer en 2010, suite à l’échec spectaculaire du Sommet de Copenhagen, une Conférence Internationale des Peuples à Chochabamba, en défense du Climat et de la Mère-Terre, dont le succès a été un pas important vers la coordination planétaires des résistances.
Morales et Chavez se réclament du socialisme du 21e siècle et de l’écologie. Cependant, les économies de leurs pays restent dépendentes, pour l’essentiel, de la production et exportation d’énérgies fossiles — gaz pour la Bolivie, pétrole pour le Venezuela — les mêmes qui sont responsables du réchauffement global…
Une initative importante pour dépasser ce type de contradiction vient d’être prise par un autre gouvernement de gauche en Amérique Latine, lui aussi se réclamant du socialisme du 21e siècle : celui de Rafael Correa en Equateur. Depuis des années, le puissant mouvement indigène de ce pays, réprésenté par la CONAIE (Confédération des Nations Indigènes de l’Equateur), ainsi que les mouvements écologiques et les forces de la gauche socialiste, se battent pour défendre le parc naturel de Yasuni, en pleine région Amazonienne, contre les projets de différentes compagnies petrolières — nationales et multinationales — d’exploiter les gigantesques réserves du sous-sol de cette zone protégée qui constitue une des réserves de biodiversité les plus riches au monde. Le gouvernement équatorien avait proposé de laisser le pétrole sous la terre, à condition d’être indemnisé par les pays riches, à hauteur de la moitié de la valeur de ces réserves — estimées à 7 milliards d’euros — payable en douze ans. Confronté aux tergiversations des pays européens qui avaient manifesté leur interêt — Suède, Allemagne, France, etc. — Rafael Correa avait fait machine arrière et semblait disposé à livrer le parc aux réprésentants de l’olygarchie fossile. Mais grâce à la pression combiné des indigènes, des écologistes et de la gauche socialiste — soutenus par l’opinion publique équatorienne, favorable à 76 %, selon un récent sondage, à la non-exploitation des reserves du parc amazonien — il a pris la bonne décision : le pétrole de Yasuni restera sous le sol.
Morale de l’histoire : il est important d’avoir des gouvernements de gauche, mais ce qui est décisif c’est la mobilisation sociale et politique des principaux intéressés, la pression « par en bas » des mouvements sociaux…

Michael Löwy CONGRÈS MARX INTERNATIONAL VI, SEPTEMBRE 2010

lundi 17 octobre 2011

Hulot riposte à Bruckner

Quelle fin du monde ? La fin de la Terre ou la fin d'un monde qui n'en finit pas de finir ?

On a beaucoup vilipendé Nicolas Hulot. C'est lui, pourtant, qui sait répondre aux accusations de catastrophisme de Pascal Bruckner !

Pascal Bruckner, vous n'y allez pas de main morte en écrivant : "L'écologie du désastre est d'abord un désastre pour l'écologie"...

- Pascal Bruckner Je distingue deux écologies, une de la raison et une autre de la divagation, une qui célèbre la nature et une autre qui accuse l'homme. Depuis une dizaine d'années, l'écologie, devenue l'idéologie dominante, instruit le procès de l'humanité et alimente l'angoisse des gens. Paradoxalement elle détourne les citoyens du souci environnemental : l'imminence de la catastrophe est telle que, quoi que nous fassions, c'est fichu.

- Nicolas Hulot Je m'inscris en faux contre l'idée que le sort de l'humain soit second. Notre référence cardinale, c'est l'homme. Celui d'aujourd'hui et de demain. Je ne vois rien de contradictoire avec la préoccupation environnementale : la science et l'observation nous enseignent qu'il y a une étroite communauté de destins entre l'homme et son milieu vivant. L'unique point d'accord que j'ai avec vous, c'est que le désespoir n'est pas mobilisateur. Ce qui rend d'ailleurs délicat l'exercice des lanceurs d'alerte parmi lesquels je me range. Si on donne le sentiment que les crises écologiques c'est toujours pour plus tard, ou que le génie humain trouvera sans coup faillir les remèdes, on devient complice de l'inertie ambiante. « L'habitude, disait Edgar Morin, c'est de sacrifier l'urgence à l'essentiel, alors que l'essentiel c'est précisément l'urgence ! » La seule fatalité que je craigne, c'est de céder au fatalisme. Et je suis triste que les intellectuels soient aussi silencieux sur ces enjeux majeurs et ne nous aident pas à redéfinir le sens du progrès.

Prenons le livre de Keynes, "les Conséquences économiques de la paix", écrit en 1919. Il y décrivait les scénarios du pire. Tout s 'est révélé exact. Faudrait-il proscrire la pédagogie de la peur quand elle est au service de la vérité ?

- P. Bruckner La peur a toujours été l'instrument des dictatures, qui veulent paniquer les peuples pour les infantiliser. On renverse complètement les présupposés de l'éducation classique, où l'on enseignait d'abord aux enfants comment affronter les dangers. Maintenant on brandit effroi comme école de lucidité. Or le catastrophisme n'a pour seul effet que de nous désarmer. Il y a dans de nombreux discours écologistes une tentation dictatoriale, déjà présente chez Hans Jonas, qui voulait confer la planète à une élite éclairée. Si demain, par malheur, on crée des commissaires politiques du carbone, je ne donne pas cher de nos libertés. Et puis, face à la menace d'une fin des temps, on oppose des gestes dérisoires : abandonner la voiture, manger végétarien, ne plus prendre de bains mais des douches. Remèdes ridicules !

- N. Hulot Vous confondez tout ! Les incitations aux économies d'eau ou d'électricité n'ont pour objet que de sensibiliser aux enjeux écologiques. Pas de les résoudre. Il faut maintenant trouver un autre modèle de développement en sachant qu'une croissance illimitée dans un monde limité n'est pas viable. Que 90 % des matières premières et des ressources naturelles puissent disparaître à la fin du XXIe siècle, ce n'est pas une vue de l'esprit. Nous ne sommes là ni dans la morale, ni dans l'idéologie, ni dans la religion. Je ne m'aventure pas à faire des pronostics sur la fin du monde, mais je suis convaincu que l'univers de demain sera bien différent de celui d'aujourd'hui. Contrairement aux apparences, la norme, ce n'est pas l'abondance mais la rareté. Or la rareté s'anticipe et se gère. Il ne faut pas s'inquiéter d'avoir à édicter collectivement et démocratiquement des limites.

Pascal Bruckner, vous avez remarqué que Nicolas Hulot fait appel aux intellectuels. Que lui répondez-vous ?

- P. Bruckner Les intellectuels sont utiles pour éviter au mouvement écologiste les dérives dans lesquelles il s'enferre. Tout comme le mouvement ouvrier du XIXe siècle était divisé entre le socialisme démocratique ou libertaire d'un côté et le prébolchevisme totalitaire de l'autre, l'écologie devra choisir. Ce courant autoritaire est d'ailleurs celui qui a battu Nicolas Hulot lors de la primaire. Je ne suis pas surpris qu'on lui ait préféré une juge d'instruction, certes talentueuse, mais qui mettrait volontiers des menottes au genre humain pour lui imposer des limites. Vous avez vous-même mis en garde contre une écologie punitive. Le slogan ridicule « Sauver la planète » ne sert qu'à culpabiliser les enfants ! Si les opinions ont été sensibles au climato-scepticisme, c'est que la thèse du réchauffement climatique a été assénée de façon dogmatique.

- N. Hulot Soyons sérieux ! La question du réchauffement ne se tranche pas à l'applaudimètre ! Ce n'est pas une affaire de sensibilité ou d'opinion. Il faut rappeler qu'à la suite de la Conférence de Rio en 1992 la communauté internationale a confié aux meilleurs experts mondiaux la mission de synthétiser les travaux scientifiques. Il s'avère que la part des activités humaines dans les changements climatiques est réelle. Et que certaines projections à long terme sont catastrophiques si on ne fait rien. N'est-ce pas un devoir d'alerter sur les risques du pire ? Je crois que chacun doit prendre sa part de responsabilité sur le futur. Je retourne bientôt au Tchad avec la représentante des peuples sahariens et nomades dans les négociations sur le changement climatique. A Copenhague, elle m'avait dit cette phrase : « Pour vous, le réchauffement, c'est parfois agréable parce que vous êtes entee-shirt l'hiver. Mais nous, nous sommes déjà dans le tunnel de la mort ! »

- P. Bruckner Que je sache, il a toujours fait assez chaud dans les pays sahéliens ! Plutôt que d'élaborer des scénarios effrayants, pourquoi ne pas s'adapter ? La meilleure réponse aux dérèglements du climat, c'est le développement des pays pauvres, qui doivent se donner les moyens de résister aux aléas naturels. C'est d'ailleurs ce que font les pays émergents, qui tentent de corriger les dégâts de la croissance. Eux connaissent la catastrophe, c'est-à-dire la faim, la pauvreté, la maladie. C'est pourquoi nos discours alarmistes sont inaudibles en Chine, en Inde ou au Brésil, même si ces pays sont conscients des problèmes environnementaux. Leur pari, c'est de promouvoir une vie décente pour des milliards d'hommes sans épuiser les ressources. Les Chinois sont numéro un pour la fabrication des panneaux solaires. Je me demande si le discours catastrophiste n'est pas que le cri dépité des anciennes nations dominantes, Europe et Amérique, réalisant qu'elles ont perdu la main et que les colonisés d'hier leur ont volé le feu. Nous voudrions mettre un terme à l'histoire industrielle, mais les autres peuples nous laissent à nos anathèmes et poursuivent autrement l'aventure du progrès.

- N. Hulot Quand vous dites qu'il a toujours fait chaud au Sahel, ça me choque. Il faut tout de même réaliser ce qu'un minuscule degré de plus signifie dans la bande sahélienne. Au Darfour, c'est précisément ce degré-là qui a déclenché un basculement climatique et contraint les éleveurs de chameaux nomades à se déplacer et à entrer en compétition avec les pasteurs. Vous me reprochez de ne pas avancer de solutions toutes faites et vous avez raison : je n'ai pas réponse à tout. Mais ma vision est très nette. Il convient d'abord de fixer des limites qui ne soient pas des privations. Car le progrès, c'est ma conviction, vaut autant par des acquiescements que par des renoncements. Et à cet égard vous faites une lourde erreur quand vous évoquez la Chine. Pékin a cent fois mieux que nous anticipé l'épuisement des ressources. Là où l'Europe a un diplomate en Afrique, les Chinois en ont dix pour accaparer les terres rares ! Ils ont pris conscience qu'ils ne pourront pas se développer à l'identique de l'Occident.

- P. Bruckner Je vous accorde que vous incarnez une écologie humaniste. Et c'est pourquoi vous avez été battu à la primaire. Il y a d'autres courants, notamment chez les militants pour qui les droits du vivant ont la préséance sur les droits de l'homme. On nous explique, c'est la position d'un Michel Serres, qu'il faut accorder un droit à la nature ou encore « penser comme une montagne » (Aldo Leopold) contre les humains prédateurs. Ce faisant, on oublie que défendre une forêt contre la cupidité d un entrepreneur minier, c'est toujours opposer certains hommes à d'autres hommes. Les falaises, les bovins, les oiseaux ont droit à notre protection, mais ils ne peuvent plaider leur cause eux-mêmes. Au lieu d'invoquer une guerre entre l'homme et les espèces animales, il conviendrait de plaider pour une solidarité du vivant. Pour un anthropocentrisme élargi.

Les écologistes, écrivez-vous, seraient des « ventriloques » qui parlent au nom des générations futures. Préserver les intérêts de l'humanité à venir ne date pourtant pas d'aujourd'hui. C'était déjà une préoccupation de Condorcet...

- P. Bruckner Le chantage à l'avenir a toujours été un moyen de tyranniser les hommes : le christianisme expliquait déjà que les péchés commis sur terre se paieraient au centuple en enfer. Le marxisme exigeait le sacrifice des masses populaires pour le bonheur des générations qui vivraient un jour dans le paradis socialiste. Nous sommes responsables de nos enfants et de nos petits-enfants, mais au-delà, cette charge devient abstraite : l'étendre à notre descendance sur cent ou deux cents ans est absurde ! On prend le risque de tyranniser les générations présentes sous prétexte de sauver une humanité future dont on ne sait rien. Tout subordonner à la survie permet en outre de détourner le regard des injustices du temps présent. Ce que je vois dans le courant écologique, c'est un phénomène très classique en Occident : le retour, au nom de la défense de la Terre mère, de la peste ascétique. Est-ce se conduire en enfant gâté que de vouloir, quand on appuie sur l'interrupteur, que la lumière soit et non qu'on réduise de 50% notre consommation d'électricité comme le suggérait Yves Cochet ? Va-t-on éteindre les villes la nuit, revenir à l'époque de la bougie, comme semblent le souhaiter les décroissants ?

- N. Hulot Ce qu'il faudrait surtout éviter, c'est de n'avoir pas d'autre alternative que celle de la bougie ! Encore une fois, nous puisons l'essentiel de notre énergie et de nos ressources dans des stocks finis qui arriveront forcément à épuisement. Si on veut éviter le rationnement et la régression, il faut que nous nous fixions collectivement des bornes. Exactement comme on l'a décidé pour les ressources halieutiques. On a imposé en Europe des quotas de pêche et les scientifiques contrôlent régulièrement les résultats. Parfois, oui, ils disent : là, il faut arrêter, sinon les thons rouges ne pourront plus se reproduire et ils disparaîtront. Quand on intervient trop tard, comme ce fut le cas avec la morue, les stocks ne sont toujours pas reconstitués cinquante ans après. Nous sortons à peine de cette illusion de l'abondance. Je ne plaide pas pour une société ascétique, mais je crois qu'il y a certainement un point d'équilibre qu'il faudra bien trouver entre l'ascétisme obligatoire et le gâchis inconscient. 20% de l'humanité qui consomme 80% des ressources de la planète, comment appelez-vous ça ? L'idée n'est pas de pénaliser l'homme d'aujourd'hui au nom de l'homme hypothétique du troisième millénaire. C'est plutôt de concilier l'ensemble des contraintes et, dans beaucoup de domaines, on sait déjà faire. Prenons l'exemple de l'injustice sociale dont vous supposez à tort que l'écologie ne se préoccupe pas. C'est tout le contraire ! Si nous ne partageons pas les richesses, et vite, un risque majeur d'explosion est à craindre parce que, dans un monde interconnecté, tout se voit et tout se sait. Vous mettez donc dans le baril de poudre des inégalités un puissant détonateur : l'humiliation. Pour moi, l'écologie ce n'est pas une préoccupation de plus à un moment critique de l'histoire, c'est l'histoire tout court.

- P. Bruckner Je reste confiant dans le génie humain, dans sa capacité à surmonter les problèmes qui se posent à lui. Tout en étant conscient de l'extrême difficulté de notre situation. J'observe une attitude ambiguë dans le mouvement écologique vis-à-vis de la science. D'un côté, il dresse une critique du progrès et de ses dérives déjà présente chez Rousseau. De l'autre, il invoque en permanence les études des savants qui justifient son combat. "Les scientifiques nous disent...", ainsi commencent toutes les objurgations vertes. C'est sur des travaux savants que les écologistes s'appuient pour asséner que la Terre a épuisé les ressources disponibles. Mais la science est d'abord une école du doute qui ne cesse de réfuter ses erreurs passées. A bien y regarder, l'écologie est en fait piégée dans l'idéologie qu'elle dénonce : celle du progrès, du calcul et du scientisme. Que savons-nous des capacités de la Terre à encaisser les pollutions contemporaines ou même le réchauffement ? Vous remarquerez que les bonnes nouvelles ou les progrès déjà réalisés sont généralement passés sous silence puisqu'il s'agit en permanence de nous accabler, de nous décourager. On ne nous dit jamais, par exemple, qu'il y a plus de forêts en France en 2011 qu'au XIXe siècle, qu'on respire mieux à Paris aujourd'hui qu'en 1960 ou encore que les déchets de plastique qui flottent dans l'océan Antarctique sont déchiquetés en petites billes par des bactéries. Il y a une réversibilité des dommages, la nature peut produire des contre-pouvoirs aux pollutions qu'elle affronte. Et si les stocks naturels sont limités, les ressources intellectuelles, elles, sont illimitées. Je refuse à me complaire dans une vision sombre des temps à venir. Je crois que le remède se trouve dans le mal et au sein même du progrès et de la science qui ont généré, c'est exact, des ravages effroyables mais les ont aussi corrigés. Je ne comprends pas la diabolisation des OGM ou plutôt je comprends trop bien qu'en détruisant les parcelles les faucheurs volontaires font le jeu, sans le savoir peut-être, des puissantes multinationales américaines qui n'ont plus de concurrents français.

- N. Hulot Comme disait un des mes amis économiste américain, Amory Lovins, l'optimisme et le pessimisme sont les deux facettes d'une même médaille : la résignation. Dans les deux hypothèses, soit que tout s'arrange, soit que tout s'effondre, on reste passif. Or il y a des processus irréversibles et d'autres sur lesquels on peut agir. Pour la couche d'ozone, l'amélioration s'explique pour une bonne part par l'interdiction des aérosols. En revanche, quand mon camarade Yves Coppens lançait l'idée que pour limiter le réchauffement climatique on pourrait modifier l'axe d'inclinaison ou de la rotation de la Terre grâce à des charges atomiques, je crois qu'on s'égare. Comme le disait Jean Rostand : « La science a fait de nous des dieux avant défaire de nous des hommes. Et pour l'heure nous ne sommes encore que des hommes. » J'ai autant foi que vous dans le génie humain, mais les menaces ont changé d'échelle. Pour la première fois, les emballements risquent bien de nous échapper. Peut-être bien qu'après-demain on pourra capter une infime partie de ce que le Soleil fournit en énergie à la Terre et que cela suffirait à répondre à nos besoins. Mais on n'en est pas là. Et pour arriver sain et sauf à ce rendez-vous, il faudra un nouveau modèle économique pour que l'ère des vanités fasse place à celle de l'humilité.

Vous n'avez pas évoqué Fukushima. Cette catastrophe ne vient-elle pas précisément donner raison aux catastrophistes écolos ?

- P. Bruckner Quand c'est arrivé, j'ai noté une étrange volupté du désastre chez certains prophètes de l'horreur annonçant « la fin du progrès », tel Ulrich Beck ! Pour eux, ce fut une divine surprise : enfin ils avaient leur second Tchernobyl. Il y a des amoureux de la catastrophe qui l'attendent comme d'autres l'arrivée du Messie. Six mois après, on compte peu de morts, même si des conséquences funestes sont à craindre et que les négligences de l'entreprise Tepco sont criminelles. Je veux bien qu'on arrête l'énergie nucléaire civile, mais par quoi la remplacer dès lors que les énergies renouvelables ne renouvellent pour l'instant pas grand-chose ?

- N. Hulot Je ne peux pas laisser dire qu'un seul écologiste digne de ce nom puisse se réjouir de la catastrophe de Fukushima ! Que les événements viennent avaliser ou infirmer mes inquiétudes ne me conduit pas à faire des hiérarchies dans l'affliction. Simplement, lorsqu'une société n'est pas capable de contenir dans le temps et l'espace les conséquences d'un risque technologique, il faut arrêter. À Fukushima, on a vu que le personnel scientifique et politique était dépassé. Pour moi, c'est la démonstration de trop. Si on répond aux besoins énergétiques de la planète par l'atome, on aura statistiquement un accident tous les cinq ans. Et qu'un territoire puisse être contaminé sur 50 kilomètres pendant plusieurs générations, ce n'est pas l'idée que je me fais du progrès.

Recueilli par Guillaume Malaurie et Maël Thierry - Le Nouvel Observateur

(Article publié dans Le Nouvel Observateur du 13 octobre 2011).


Mensonge ou réalité ?

dimanche 9 octobre 2011

Mensonge ou crime d'État ?

Émission passée le 9-10-2011
S'y reporter pour avoir les images et des documents :
http://www.franceinter.fr/emission-interception-corse-un-nuage-en-travers-de-la-gorge

Corse : un nuage en travers de la gorge ; un reportage d'Emmanuel Leclère

Le 26 avril 1986, en Union Soviétique, une explosion secouait la centrale nucléaire ukrainienne de Tchernobyl. Quelques jours plus tard, les 2 et 4 mai, le détecteur de radioactivité des pompiers corses d’Ajaccio se déclenchait. Après avoir débranché et saisi cette balise afin de l’examiner, les services préfectoraux de l’île concluaient à un dysfonctionnement… A l’époque, les autorités politiques et scientifiques de France écartaient tout danger pour la population. On le répétait aux Français : ils n’avaient rien à craindre des particules radioactives du nuage de Tchernobyl dont l’ombre s’étendait dans le ciel européen depuis le jour de l’accident. On ne leur donnait aucune consigne d’ordre alimentaire. On ne les invitait pas au confinement.

Baie d'Ajaccio © Radio France - 2011 / Emmanuel Leclere

Vingt-cinq ans après les faits, il n’est pas rare de croiser en Corse des femmes et des hommes dont le cou présente une large cicatrice. C’est le signe distinctif de ceux qui ont subi l’ablation de la thyroïde.

Quand le nuage empoisonné de la centrale nucléaire ukrainienne est passé au-dessus de leur tête, il a déposé ses poussières à la surface des sols sous l’effet brumisateur d’une pluie fine. Une bruine enveloppait l’île. La radioactivité a pu ainsi se déposer sur les végétaux consommés par les vaches, les brebis et les chèvres. Le lait a été contaminé : les prélèvements réalisés en mai 86 par un médecin de campagne de Balagne en apportent la preuve. Après en avoir révélé les résultats alarmants, le docteur Fauconnier a subi une intense campagne de dénigrement.

Aujourd’hui à la retraite, ce praticien généraliste se bat toujours pour établir le lien entre la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et le développement des pathologies thyroïdiennes en Corse. Il est suivi à présent par la Collectivité Territoriale de l’Ile de Beauté dont les élus ont décidé l’ouverture d’une enquête épidémiologique. Les conclusions de cette étude permettront peut-être de savoir bientôt si les dirigeants français de 1986 ont menti à leurs compatriotes et si -par voie de conséquence- des milliers d’insulaires corses souffrent depuis 25 ans dans leur chair à cause d’un mensonge d’État.

Corse : un nuage en travers de la gorge ; un reportage d'Emmanuel Leclère